Hommage à Philippe Noble, par Yves Namur

 [Le prix Alain Bosquet Étranger est décerné, cette année 2023, à Stefan Hertmans pour son anthologie, Sous un ciel d’airain, parue chez Gallimard (dans la collection Du monde entier) et traduite du néerlandais par Philippe Noble.]

Les traducteurs et les traductrices, vous le savez, sont de ceux et celles qui avancent le plus souvent masqués. Plus exactement, ils marchent avec humilité dans l’ombre des auteurs qu’ils apprécient et traduisent.

     Mais ils sont en réalité des passeurs de culture dont, à tort, on ne soupçonne guère l’importance. Leurs noms apparaissent en petites capitales sur les premières de couverture des livres alors qu’on leur doit, à travers le monde entier, « la circulation des littératures » et des idées.

     Qu’en serait-il, sans eux, des Lao Tseu, Paul Celan, Roberto Juarroz, Anna Akhmatova, Emily Dickinson, Wislawa Szymborska, Sylvia Plath et tant d’autres qui font le ciel des poètes ?

     Philippe Noble, à qui nous rendons hommage, est de ceux-là. C’est son inlassable travail,  et aujourd’hui sa traduction de Sous un ciel d’airain de Stefan Hertmans que le jury du prix Alain Bosquet entend couronner.

     Mais puisqu’il faut lui ôter le masque, à tout le moins un coin du masque, ôtons-le !

*

     Philippe Noble (1949) est un ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres classiques et titulaire d’un doctorat en littérature néerlandaise. D’abord enseignant à l’université de Paris IV-Sorbonne, il est entré ensuite au service du Ministère des Affaires étrangères et a été notamment directeur de l’Institut français et conseiller culturel aux Pays-Bas et en Autriche. Aujourd’hui retraité, il vit et travaille à Gand.

     Il a traduit une soixantaine de titres du néerlandais en français, dont une large partie de l’œuvre du romancier et poète néerlandais Cees Nooteboom (aux éditions Actes Sud). Quelques classiques également, tel Max Havelaar de Multatuli, un « chef-d’œuvre de la littérature mondiale comme l’écrivait Hermann Hesse [1]».

     Max Havelaar ou Les Vents de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas, publié en 1860, est en soi une révolution littéraire et politique « en ce qu’il dénonce, avant que l’aventure coloniale ne se mette en place l’oppression des colonisés[2] » . Né à Amsterdam en 1820, Eduard Douwes Dekker a ainsi donné, sous le pseudonyme de Multatuli, un livre précurseur de pratiques littéraires qui apparaîtront une centaine d’années plus tard.

     Ce livre a fait l’objet d’une première traduction de Philippe Noble en 1991 et près de vingt ans plus tard, en 2020, une nouvelle version est parue chez Actes Sud. Cette attitude illustre à merveille le propos d’André Malraux qui, dans Le Monde du 15 mars 1974, écrivait : « Tout poème étant en devenir, il ne peut y avoir de traduction parfaite, ni idéale, moins encore définitive. »

     Philippe Noble, qui a traduit, revu sa traduction, préfacé et annoté ce livre, nous a fait découvrir un ouvrage qui mérite de figurer dans toute bibliothèque idéale. « Penseur libertaire, luttant pour la libération des femmes, des opprimés, Multatuli – écrivait Véronique Bergen – a lancé un roman-monde. [3] » Philippe Noble, ajouterais-je, a mis, dans nos mains de francophones, un chef-d’œuvre, une  somme de réflexions, un livre de l’éclatement du texte, où s’entremêlent narration, poèmes et légendes. Quand lui viendra-t-il l’idée de nous traduire Woutertje Pieterse du même Multatuli ?

     Avec Philippe Noble, on ne compte plus les traductions. Outre (là, je comptabilise !) quelque 25 livres du seul Cees Noteboom, il nous a fait connaître l’essayiste David Van Reybrouck, Etty Hillesum (qui disparut à Auschwitz) et ses « écrits bouleversants », et, bien sûr, Sous un ciel d’airain de Stefan Hertmans, qui lui vaut de partager, avec l’auteur, ce prix Alain Bosquet étranger 2023.

     Oserais-je ajouter que Philippe Noble, membre étranger de l’Académie royale de langue et littérature néerlandaises de Belgique, a parfois voyagé « à contre- courant », traduisant, avec Désirée Schyns, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, pour Bezige Bij, éditeur à Amsterdam. Et je suis loin d’avoir épuisé la liste de tous ses travaux !       

     Lors d’un échange de courriels, et j’en terminerai ainsi, Philippe Noble me disait être né dans le Midi de la France, n’avoir aucun lien familial avec les « Plats Pays ». Quant à son intérêt pour la langue et la culture néerlandaises, il est, me confessait-il, « la conséquence d’un amour de vacances qui a un peu dégénéré ». Cela, à tout le moins, nous aura donné un traducteur d’exception, certes essentiellement attaché à la prose, mais qui aujourd’hui, avec mon compatriote Stefan Hertmans entend « persévérer dans ce vice » qu’est la traduction de poèmes !

     Un immense merci à lui !


[1] Véronique Bergen, Anticolonialisme et révolution littéraire, in Septentrion, N° 3 , 2021, p.90.

[2] Ibidem, p. 90.

[3] Ibidem, p 92.

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