Discours de remerciements d’Emmanuel Moses
Je me souviens d’une conversation avec le peintre Avigdor Arikha, à la fin des années quatre-vingt. Il me racontait qu’il avait rencontré Beckett, dont il devait être un des plus grands amis et un des plus fins portraitistes, par l’entremise généreuse d’Alain Bosquet, à un dîner.
Beckett qui confiait à un ami : « Mon œuvre n’a pas eu de défenseur plus persévérant et plus compréhensif qu’Alain Bosquet, et ceci depuis Molloy ; quand j’étais inconnu. »
À Alain Bosquet, qui l’a si intimement connu, aux États-Unis, à Paris, à Giens, Saint John-Perse écrivait : « Vous étiez fait, mon cher Bosquet, pour vivre aux grandes époques de mutations littéraires, qui ne sont pas toujours les plus perceptibles. Votre combativité et votre sagacité y auraient été pleinement à leur aise. »
Michaux, ce grand timide, l’aimait, et à son propos, Alain Bosquet, qui lui rendait son affection, doublée d’une vive admiration, note ce qui pourrait être une manière d’autoportrait : « J’aime le poète, parce qu’il ne pardonne rien à personne, et parce que l’homme pour lui n’est pas une évidence bien radieuse. C’est un antihumaniste dans ses écrits… et plus loin : « Je l’admire de se montrer si hérissé, si grinçant. Les vingt-cinq ou trente fois où je l’ai vu, j’ai surtout aimé le malaise superbement intelligent qui émanait de lui : aucune concession et aucune politesse extérieure. Ce n’est pas qu’il fût complaisant envers ses propres hantises : au contraire, il y avait en lui une sorte d’atroce lucidité. »
Le 2 janvier 1984, il consigne ceci, au sujet de l’angoisse, qui témoigne de sa propre « atroce lucidité » : Échappe-t-on à l’angoisse en essayant de la définir ? Les mots suffisent-ils à la vaincre ou, du moins, à la supplanter quelques minutes ? Je voudrais me dire qu’elle se situe quelque part dans mon anatomie, peut-être au fond du thorax ou dans les poumons, là où elle exerce une certaine pression, à peine discernable, sur mes bronches, sans pourtant prendre les formes précises de l’asthme. Elle est plus diffuse, toutefois, et l’illusion de la traquer dans l’espace du corps est toujours vaine. Se promènerait-elle comme en un lent voyage parmi les artères, pour soudaine ralentir du côté des tempes ou près de la nuque, où elle se fait insistante, juste le temps de se refuser à quelque prise que ce soit ? Je l’imagine aussi dans l’œil ou l’oreille interne, à l’affût mais prête à se dissoudre dès que je m’efforce à lui assigner un lieu. C’est qu’elle se manifeste aussi dans l’intestin, à même le foie, dans la région rénale. Elle est l’organe de l’incertain et rend aléatoire tout le corps, qui ne souffre pas mais, sous son poids, est conscient d’un étrange avertissement : il va devoir beaucoup souffrir. »
Alain Bosquet, poète, romancier, critique littéraire et critique d’art, diariste, perpétuellement combatif, comme l’avait bien observé Saint John Perse, me touche parce qu’il a, ce qui ne fait nul doute, beaucoup souffert. Il parle dans cette même entrée de journal d’une « mort sans cessation de vie ». D. me semble avoir été porté par cette sensation durant toute sa vie tour à tour vagabonde et sédentaire, précaire puis, en apparence, installée. Il avait compris que derrière ce mot « installation », guette l’imminence menaçante, inexorable du départ et de l’adieu. D’où ce poème particulièrement émouvant, dans un recueil qui fait écho à cette conscience douloureuse, et acceptée, « Demain sans moi » :
TOUT EST PRÊT
Je crois que tout est prêt.
J’ai passé à la chaux
Les murs de l’antichambre.
J’ai débranché le téléphone.
J’ai vidé la corbeille :
Lettres d’amour, romans abandonnés,
Factures…
J’ai appelé quelques voisins :
« Emportez, je vous prie,
le tourne-disques, les rasoirs,
les abat-jour. »
J’ai jeté du balcon,
aux bambins qui passaient,
mes poèmes récents.
L’un d’eux m’a dit :
« Les mandarines, c’est meilleur. »
Puis, j’ai fait mes adieux à la baignoire,
obèse, obscène.
La porte,
je ne l’ai pas fermée :
Les chats aimeront la moquette.
Quant à la clef, je l’ai remise
au vieux clochard d’en face.
L’appartement est propre,
de même que mon âme.
Je vais mourir très loin de moi.
Merci.