Hommage à Stefan Hertmans, par Yves Namur
Le prix Alain Bosquet Étranger est décerné, cette année 2023, à Stefan Hertmans pour son anthologie, Sous un ciel d’airain, parue chez Gallimard (dans la collection Du monde entier) et traduite du néerlandais par Philippe Noble.
Stefan Hertmans nous est mieux connu – et il est désormais reconnu – depuis les parutions, chez Gallimard, de ses romans intitulés Guerre et térébenthine (2015), Le cœur converti (2018) et, plus récemment, Une ascension (2022). Ce dernier roman, c’est l’histoire d’une maison gantoise sur la Drongenhof et celle d’une tragédie familiale. C’est, selon Stefan Hertmans lui-même, un livre « historisant » auquel se mêle probablement le mentir vrai d’un romancier.
Avec Sous un ciel d’airain (et j’y ajouterais volontiers son essai Poétique du silence, paru dans la collection Arcades du même éditeur), c’est un pan plus discret de cette œuvre qui nous est révélé. Tant il est vrai que la poésie, si elle est chose préservée – selon l’expression de Paul Valéry – reste à la marge de la lecture. Et pourtant, la posture littéraire qui prévaut chez Stefan Hertmans, c’est précisément la poésie. « C’est elle, a-t-il confié dans un entretien au journal Le Soir, qui est le côté le plus intime de mon être et la façon de vivre mon langage[i]».
Le poète, j’en suis intimement convaincu, ne peut véritablement construire une œuvre que sur les ruines de ceux qui l’ont précédé. Pour Stefan Hermans, ce fut d’abord Georg Trakl, la poésie se devant d’être une transcendance, et Paul Celan dont la langue, dira-t-il, « est née de ce paradoxe : elle parle de l’impossibilité de la langue d’exprimer l’essentiel, et en même temps, par cette pensée, elle remplit cette tâche[ii] ». D’autres (peut-être Rilke ?) lui apporteront une dictée plus classique. Stefan Hertmans évoque également des auteurs comme Foucault ou Derrida qui lui ont « appris à pousser la porte[iii] ». Sans oublier Sebald qui, comme lui, a travaillé dans la mémoire du Mal.
Sous un ciel d’airain, c’est une anthologie qui traverse une quarantaine d’années, de 1975 à 2018, et quelque 200 poèmes parmi un millier d’écrits. Lire ce recueil, c’est accompagner Stefan Hertmans à la recherche de sa « propre forme de liberté[iv] ».
« Au fil de quatre décennies, écrit Jean Jauniaux dans Le Monde, l’écrivain se dégage de l’étreinte formelle des débuts, libère la musique de la langue et exalte la lumière singulière projetée par la poésie sur ce qui l’inspire. [v] » Et ce qui inspire ou interpelle Stefan Hertmans, c’est la musique tels les « Variations Goldberg », Pergolèse ou Stravinsky ; c’est la peinture de James Ensor, d’Emil Nolde ou de Francis Bacon ; ce sont des villes (Rome, Sienne, Vienne ou Saint-Pétersbourg) ; ce sont des hommes, tels le docteur Gottfried Benn, Juan Muňoz ou Georg Trakl. C’est aussi Pétrarque et son amour qui forment l’ossature du Paradoxe de Francesco, recueil auquel l’auteur tient tout particulièrement.
On l’aura compris : Stefan Hertmans est certainement un poète dont le regard embrasse tout le réel, dont les poèmes s’approprient tous les éléments possibles et n’excluent rien. Il n’est donc pas fortuit que les premiers vers de ce volume soient ceux-ci :
Ouvre la porte du poème :
la maison est vide.
Tu devras fabriquer les meubles toi-même,
une armoire pour des draps où l’on n’a pas dormi
et quelques planches pour des récits
dont pas un chat ne veut encore.
Tu devras vêtir la vue
de ta vie et dessiner du feu
dans les trous du mur.[vi]
À la question posée, « Quel est le roman de ce recueil ? », Stefan Hermans répond sans détours : « c’est ma biographie intellectuelle[vii] ». Cette poésie s’inscrit, me semble-t-il, en filigrane d’un vers de Paul Celan qui m’a souvent interpellé : « Parole, lisière de l’obscur [viii]». Et Stefan Hermans, pour abonder dans ce sens, d’ajouter : « Ce qui fait la poésie moderne, ce n’est pas l’affirmation, c’est l’indécision du sens qui est infuse en elle et qui va au-delà du texte écrit. Il se pourrait bien que l’essence de tout bon poème soit écrite entre les lignes, d’une encre invisible. [ix] »
Le préfet, de l’école catholique qu’il fréquentait, avant de filer à l’athénée de Gand, avait prévenu le père de Stefan Hertmans : « Ton fils est une pomme pourrie dans notre école, s’il continue comme cela, il finira en prison… ». Aujourd’hui, l’écrivain flamand est un auteur de livres à succès et l’un des grands intellectuels belges comme Hugo Claus, Pierre Mertens et quelques autres.
Merci, à Stefan Hertmans, de nous ouvrir les portes de ce « Grand Réel » dont rêvait René Char.
[i] Le Soir, Les Racines élémentaires, entretien avec Colette Braeckman et Béatrice Delvaux, 13 mai 2022.
[ii] Ibidem.
[iii] Ibidem.
[iv] Stefan Hertmans, Sous un ciel d’airain, Gallimard, 2022, p. 9.
[v] Jean Jauniaux, in Le Monde, 27 mai 2022.
[vi] Stefan Hertmans, Sous un ciel d’airain, Gallimard, 2022, p. 21.
[vii] Ibidem, p. 10.
[viii] Paul Celan, Poèmes, traduits par J.E. Jackson, Editions Unes, 1987, p.73.
[ix] Ibidem, p. 11.